samedi 10 février 2018

Evolution de la colonisation de Kerguelen par les salmonidés

Programme SALMEVOEL – IPEV 1041
L’écologie évolutive de la colonisation des iles Kerguelen par les salmonidés
Philippe Gaudin et Jacques Labonne (Umr Ecobiop, INRA-UPPA), Xavier Bordeleau (Dalhousie University) – collaboration internationale, et Clément Rio (Ecole d’ingénieur de Purpan).


L’écologie Evolutive

L’écologie évolutive s’attache à décrire et comprendre la variabilité et l’évolution des écosystèmes en terme de : dynamique et démographie des populations, évolution des traits de vie (croissance, maturation sexuelle…), évolution des comportements, évolution des relations entre espèce, évolution des réseaux trophiques (chaines alimentaires).

Les introductions de salmonidés aux iles Kerguelen
L’introduction des salmonidés date des années 50 pour « rendre plus hospitalières des terres vierges ». Ce travail acharné a duré 40 ans, de 1952 à 1992 avec :
22 importations,
2 millions d’individus,
8 espèces de salmonidés,
23 bassins versants peuplés par des salmonidés


Collection des salmonidés de Kerguelen
Aujourd’hui, le laboratoire ECOBIOP (INRA/Université de Pau) possède une collection de près de 150 000 contacts avec les salmonidés de Kerguelen (dont plus de 60 000 truites (Salmo trutta) comprenant des informations sur leurs localisation, poids et mesures, ainsi que des prélèvements d’écailles et parfois d’autres tissus.
Cette base de données est unique au monde car cette introduction est la seule dont on connaît bien les origines et qui a bénéficié d’un suivi aussi précis. Une synthèse a été établie à partir de tous ces échantillons pour connaître les origines de poissons, les dates d’introduction, les rivières, les réussites ou échecs etc.…
(Cf. Rapport 2012 en ligne sur le site de l’IPEV et publications d’ECOBIOP).


Bilan de la présence des salmonidés en 2010
A partir de 1955, la truite (Salmo trutta) a été introduite dans 12 ou 13 sites. Elle s’est implanté avec succès dans 10 bassins versants et en avait colonisé 32 nouveaux en 2010, la truite était donc présente dans 42 bassins versants. En 2018, elle a colonisé 5 bassins versants supplémentaires et fait l’objet d’autres signalements qui restent à confirmer.
Le saumon de fontaine (Salvelinus fontinalis) est présent dans 11 rivières,
Le saumon coho (Oncorhynchus kisutch), un saumon du Pacifique, est présent sur 2 bassins versants.
Le saumon atlantique (Salmo salar) n’est présent que dans un seul bassin.
L’omble chevalier (Salvelinus alpinus) n’est présent que dans le lac des Fougères
Les 3 autres espèces : la truite arc en ciel (Onchorhychus mikiss), le Touladi ou Christivomer (Salvelinus namaykush) et le saumon rose (Oncorhynchus tshawitsha)  ne se sont pas implantées.

Les salmonidés : eau douce ou eau salée ?
Tous les salmonidés à part de rares exceptions ont la capacité de migrer en mer, mais ils n’expriment pas toujours ce comportement. Ils ont donc une capacité à passer de l’eau douce à l’eau salée et inversement. Ces changements de milieu impliquent des changements physiologiques très importants. En eau douce, moins salée que leur milieu intérieur, les poissons absorbent passivement de l’eau, principalement par leurs branchies. Ils doivent donc évacuer cet excédent via leurs urines. En revanche, ils perdent passivement de l’eau lorsqu’ils sont en mer et doivent boire en forte quantité pour compenser ce déficit. Ces changements de milieu de vie impliquent une inversion de leur osmo-régulation. Les modifications hormonales qui permettent cette inversion s’accompagnent d’un changement de robe qui devient argentée et est mieux adaptée au milieu marin, en particulier quant au risque de prédation.

Le cycle de vie de la truite
A Kerguelen, la ponte a lieu en Juin/Juillet. Les femelles creusent un nid dans le gravier. Lors de la ponte, mâle et femelle émettent simultanément leurs produits génitaux pour féconder les œufs. Ensuite, la femelle les recouvre rapidement de graviers afin de les protéger. Durant cette phase, les mâles peuvent contribuer à la protection des œufs en chassant les poissons qui cherchent à les manger. Une fois recouverte de graviers, la ponte est très rapidement abandonnée.
Les alevins naissent en Septembre/Octobre, passent 2 à 3 mois sous les graviers, puis sortent en eau libre en Décembre, lorsque leurs réserves sont épuisées. Tous passent 2 à 3 ans en eau douce. Ensuite, les juvéniles  choisissent de rester en eau douce ou de faire des allers-retours en mer.

S’ils vivent en eau douce, ils atteindront une taille d’environ 30/40cm, voire plus lorsqu’ils rejoignent un lac. S’ils ont choisi la migration marine, ils font leur première maturation sexuelle après quelques années en mer (1 à 3 ans). Ils retournent en eau douce pour se reproduire, puis répètent régulièrement ces allers-retours entre la mer et l’eau douce. C’est dans ce milieu qu’ils ont la meilleure croissance grâce à une nourriture abondante. Des individus de 50 à 70cm de long sont fréquemment observés. Certains peuvent atteindre 80 à 90cm. Les poissons de plus de 90cm sont assez rares.

Recherches en cours pour le programme SALMEVOL – IPEV 1041
Le projet SALMEVOL a été initié en 2007 par l’UMR ECOBIOP et a débuté sur le terrain en 2009. Il porte sur l’écologie évolutive des salmonidés, dans le contexte particulier de la réussite de la colonisation des iles Kerguelen par certaines des espèces qui y ont été introduites il y a 60 ans. Son objectif est de documenter qualitativement et quantitativement la colonisation de nouveaux bassins versants par les salmonidés introduits et d'étudier les mécanismes pouvant expliquer la dynamique de ces invasions. L’expérience à grande échelle qui a été initiée par ces introductions est d’un intérêt majeur dans un contexte de réchauffement global et de recul très rapide des glaciers dans cette région subantarctique. Les formidables bases de données et d’échantillons recueillies de 1954 à nos jours permettent d’explorer quelques-unes des questions générale portant sur le succès des invasions biologiques, l’évolution et l’adaptation des espèces et leurs relations avec les changements rapides de leur environnement. La phase actuelle du programme SALMEVOL a débuté en 2015 et s’achèvera en 2019. Les parties du programme décrites ci-après sont celles qui ont fait l’objet de travaux à Kerguelen lors de la présente mission (68ème) :

Suivi de la colonisation de nouveaux bassins versants par les salmonidés (P.  Gaudin, ECOBIOP).
Les travaux consistent simplement en une prospection des sites susceptibles d’être colonisés et non explorés depuis plus de 10 ans, ou jamais explorés par SALMEVOL. Les travaux sont réalisés par pêche électrique, ou à la ligne dans les zones trop profondes ou saumâtres. La présence d’alevins et de juvéniles est le critère permettant de considérer une rivière comme «colonisée». Les rivières ou seules des truites de mer ont été observées sont considérées comme «visitées». Lors de la présente campagne, nous avons exploré les rivières situées à l’Ouest du front de colonisation : de la Clarée à la rivière de la plaine de Dante pour le Sud et de la Valfroide (vallée des Merveilles) au Val des Entrelacs (baie de la Marne) pour le Nord.

Mélange de pools géniques sur le front de colonisation au niveau intra et interspécifique (J. Labonne, ECOBIOP ; E. Garcia-Vasquez, univ Oviedo).
. Niveau interspécifique : La famille des salmonidés à la possibilité de produire naturellement des hybrides entre certaines espèces. Cette situation existe sur 2 sites à Kerguelen : pour le genre Salmo (trutta et salar) dans le lac Parsifal (bassin versant d’Armor) et pour le genre Salvelinus (alpinus et fontinalis) dans La Clarée. L’objectif de SALMEVOL est de chercher à savoir si ces cas d’hybridation s’achèvent au fil des reproductions avec l’éradication complète du génome de l’une des 2 espèces hybridées, ou si l’une voire les deux finissent par incorporer une partie de ce génome, conduisant à la construction d’une nouvelle diversité.
. Niveau intraspécifique : Une transplantation réciproque de truites (Salmo trutta) a été réalisée entre Val travers et La Clarée en 2010 afin de simuler l’arrivée d’individus d’une autre population dans une population bien établie (flux de gènes ponctuel). Des hybrides entre ces 2 populations ont été observés dès la 1ère génération. L’objectif est maintenant de suivre régulièrement l’évolution des gènes transplantés dans ces 2 populations afin de tester l’hypothèse d’une vigueur hybride générée par ce nouveau mélange, par opposition à celle d’une forte adaptation locale qui contre sélectionnerait les gènes transplantés.
Les prélèvements sont réalisés par pêche électrique afin de capturer 240 individus par site, sur lesquels sont prélevés quelques écailles et un petit bout de nageoire sur lesquels seront réalisées nos analyses de laboratoire (détermination de l’âge, biologie moléculaire).

Comportement des truites en mer et exploration de rivières vierges en front de colonisation (Philippe Gaudin ;  Jan Grimsrud Davidsen, univ Trondheim ; Fred Whoriskey, univ Dalhousie).
Un premier modèle de colonisation par la truite de rivières vierges a été élaboré. Il est basé sur des connaissances dont nous disposons sur la biologie de la truite en rivière et son utilisation de cet environnement. Par contre, la vie en mer des truites reste mal connue, même dans son aire de distribution d’origine. Pour réaliser ce modèle, il a fallu formuler un certain nombre d’hypothèses sur ses déplacements en mer qu’il convient maintenant de valider. L’objectif est d’étudier comment les truites explorent de nouvelles rivières, question clef pour comprendre les mécanismes de la colonisation. La portée de ces travaux dépasse largement le cadre des îles Kerguelen. Ils permettront de prévoir ce qui se passera dans toutes les rivières qui ne vont pas tarder à se libérer des glaces dans l’hémisphère Nord. Les Îles Kerguelen constituent donc un laboratoire pour l’étude de l’impact des changements climatiques actuels sur l’évolution de la diversité biologique.
L’expérience de suivi en mer des comportements des truites de mer est en préparation depuis 2013. Le site de Val Travers et du Lac Bontemps (Baie Irlandaise), sur la côte Nord, a été sélectionné car il est en front Ouest de colonisation. L’ensemble de la zone d’étude s’étend de part et d’autre de ce site, du Val des Entrelacs (baie de la Marne) à la rivière Studer. L’objectif est de connaitre la fréquence des visites de rivières vierges et la fidélité au site d’origine. 
Une période de navigation de 4 jours a permis le déploiement de 50 récepteurs acoustiques. Ces appareils, de la taille d’une bouteille d’eau minérale, sont arrimés à un corps mort de 50 kg et reliés à 2 bouées par 3m de corde, ce qui leur permet d’être dressés verticalement dans l’eau. Ils sont immergés par 15 à 80m de fond et dispersés sur tous les estuaires sur 40km de côte. Ils enregistrent en continu les passages des truites équipées d’émetteurs acoustiques qui envoient toutes les 60 à 90 secondes un « bip » indiquant son identité ainsi que la salinité et la température de l’eau elle se trouve. La portée de ces émetteurs est d’environ 500m. Les récepteurs doivent donc être judicieusement positionnés afin de nous indiquer quand les truites explorent de nouvelles rivières et le temps qu’elles y passent. L’an prochain, pour les récupérer et recueillir les informations qu’ils auront stockées, nous n’aurons qu’à leur envoyer depuis la surface un signal acoustique déclenchant un mécanisme de largage et permettant à l’ensemble bouée-récepteur de remonter à la surface. 

Les truites ont été capturées à la ligne dans l’émissaire du Lac Bontemps où elles séjournent en Février pour remonter dans le lac et rejoindre la rivière en amont du lac. Chaque fois qu’une truite était capturée, il fallait immédiatement réaliser une prise de sang et passer le prélèvement à la centrifugeuse pour séparer le sérum et les globules rouges en vue d’analyses physiologiques et génétiques ultérieures. L’ensemble était immédiatement congelé dans l’azote liquide. La truite était ensuite anesthésiée et l’émetteur était implanté sur son dos, sous sa nageoire dorsale. Après son réveil, elle était libérée. Ces opérations ont été réalisées entre le 28 janvier et le 10 février.

La 1ère partie de cette expérience est achevée. Cette réussite doit beaucoup à la qualité de l’ensemble du support logistique et financier dont ce projet a bénéficié, par le Réserve Naturelle de TAF, par l’IPEV, l’Ocean Tracking Network (Halifax, Canada) et le NTNU de Trondheim (Norvège), avec une mention particulière pour l’efficacité et le professionnalisme de l’équipage de La Curieuse qui a assuré le déploiement des récepteurs.



Il reste maintenant à réussir la seconde partie dédiée à la récupération des récepteurs en janvier 2019.
Cabane de Bontemps

Principaux participants au programme Salmevol :
INRA, UMR ECOBIOP
IPEV
Université de Pau : Fédération MIRA (UMR IPREM)
Université de Rennes, UMR ESE Rennes
Réserve Nationale Naturelle des TAAF
Université d’Oviedo, Espagne
Université MacGill, Montreal, Canada
Université Dalhousie, Halifax, Canada
Ocean Tracking Network, Halifax, Canada
NTNU, Trondheim, Norvège.

 Article écrit avec Philippe Gaudin.
Photos de Armand Patoir.

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